Je suis né deux fois. Tour du monde en solitaire

Commencez par faire le premier pas. 
Vous n'êtes pas obligé de voir l'ensemble de l'escalier.
Vous n'avez qu'à monter la première marche.
Martin Luter King 


  Dès mon plus jeune âge, la mer, l'horizon et les bateaux ont captivé mon attention. À 14 ans, la lecture de La Longue Route de Bernard Moitessier a été une révélation. L'odyssée de son tour du monde en solitaire et sans escale a ancré en moi ce projet, ce rêve de sommet dans ma vie.
Le rêve était à construire, en commençant par le bateau. J'appris donc le métier de chaudronnier, le début de mon accomplissement.
À 20 ans, j'entamais la construction de Naïla, sans avoir de quoi acheter toutes les tôles, persuadé qu'un rêve doit vivre sous peine de se scléroser. Naïla m'a demandé quatre années de travail, tôle après tôle, soudure après soudure. Week-ends, vacances et soirées, il m'a tout demandé, je lui ai tout donné. Parfois, un ancien copain d'école passait me voir avec sa compagne, son premier enfant. Je songeai alors à la douce chaleur du foyer ; je retournais malgré tout à mon sacerdoce priant de garder la foi.
À 25 ans, en septembre 1988, je partais pour mon tour du monde en solitaire et sans escale. Pas de GPS, pas de balise de détresse, pas de radio, aucun moyen de communication avec la terre, sans aucune expérience de la mer. Je partais dans l'inconnu, j'avais le culot de la jeunesse.
183 jours sans escale
septembre 1988 à février1989

J'ai compris très vite que je n'irai pas au bout de ce projet. Le premier enseignement de la mer est l'humilité, je n'étais pas prêt pour un tel voyage. Je suis quand même descendu jusqu'à la latitude du Cap de Bonne Espérance, pour tâter le Sud. J'y ai reçu un bon coup de pied au cul des quarantièmes rugissants. « Allez morveux, du balai, tu reviendras quand tu auras troqué ta culotte courte contre un pantalon de marin ». Six mois de voyage où j'apprenais chaque jour sur le tas. Je réussis à transmettre du courrier à deux reprises à des pêcheurs de rencontre, ma mère dut s'en contenter. C'était une autre époque, aujourd'hui on ne fait plus rien sans communiquer. On veut tout de suite que tout le monde sache. En rentrant en France à la fin de l'hiver, j'étais un peu anxieux de retrouver la terre après cette navigation de 183 jours sans autre compagnie que la mienne. Cela a été une sacrée bonne façon de me découvrir.
Un an et demi plus tard, je repartais. Et là, les Dieux furent moins cléments. Après cinq jours, la messe était dite ! Abordé en pleine nuit par un chalutier espagnol dans le golfe de Gascogne. Naïla démâté, je rejoignais la France sous gréement de fortune.



Les Sables d'Olonne
octobre 1990

Je vivais avec ce projet de tour du monde sans escale depuis huit ans. Je passais encore l'hiver à remettre Naïla en état, entrecoupé de périodes de travail pour financer les travaux. Je comptais prendre la mer en septembre. Ce que je fis. Mais trois ans plus tard.
Souvent, je pensais : mais pourquoi ne peux-tu te contenter d'une vie simple, d'un foyer où tu serais heureux de rentrer chaque soir ? J'essayai. Au début, j'étais bien. Puis les doutes sont revenus, par flashs, des moments de lucidité, parfois comme un coup de poing à l'estomac. Mais qu'est-ce que je fous là, avachi dans ce canapé à regarder la télé ? Ma petite femme, bientôt les enfants, voilà j'ai recopié exactement ce que je voulais fuir, la vie de mes parents, de mes grands-parents. Je m'enfonçais dans les sables mouvants d'une existence dont je ne rêvais pas, une vie pour moi ordinaire où il ne se passerait plus rien...
Mon rêve, ma vie, une petite flamme que j'arrivais encore à protéger, mais pour combien de temps encore avant qu'elle ne s'éteigne. Bientôt je pleurerai sur ses cendres. Alors une lutte inconsciente a commencé en moi. Extérieurement, je faisais une croix sur la mer. Intérieurement, les choses étaient moins simples. Elles s'exprimaient par une voix enrouée, un mal de gorge, une angine sans fin. Le hasard me poussa chez un médecin homéopathe qui, après consultation, me dit :
– Mais qu'est-ce que vous n'arrivez pas à cracher ?
« Qu'est-ce... que... vous... n'arrivez... pas... à... cracher ? » L'écho de cette phrase résonnait en moi à la sortie de la consultation. Qu'est-ce que je n'arrivais pas à cracher ? Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre. Je disais OUI alors que je pensais NON. Malheureusement, j'avais perdu la foi. Il y avait un tel désordre en moi qu'il fallait commencer par tout reclasser.
Une nuit avant de quitter mon travail où j'étais, entre autre, standardiste, j'écrivis sur une feuille de papier « Bonjour et bonne journée madame la secrétaire ». Pourquoi ? Aurais-je pu deviner que ce mot serait le début d'une correspondance ? Chaque soir à ma prise de service, j'ouvrais le tiroir de son bureau, où une lettre m'attendait, et où je déposais la mienne avant de partir. On ouvrait un peu plus chaque jour, à l'amie, à l'ami, les portes du jardin secret. En nous croisant de visu, il n'en fut jamais question. Un soir, je découvris en cadeau un petit bateau en bois avec ces mots : « Ton rêve est l'essence de ta vie, ne l'abandonne pas ».

Le destin. Quel est le destin d'une mouette ? Si vous apprivoisez une mouette, et que vous la voyez foutre le camp un jour vers le large, qu'est-ce que vous direz, rien. La mouette apprivoisée, elle reviendra peut-être, elle ne reviendra peut-être pas, elle a besoin de partir et rien ne pourra l'empêcher de partir, rien, parce que c'est son destin. Bernard MOITESSIER.

Je décidais de retrouver la mer, de repartir, avec la conviction qu'il ne pouvait en être autrement pour accomplir ma vie. Le tour du monde en solitaire et sans escale, l'Everest de la mer. Sans assistance, sans sponsors, libre.


Version Française.
 

Version Anglaise.



Je quittais Brest le 17 septembre 1994, passais le Cap de Bonne Espérance puis le Cap Leeuwin. Mais au sud de la Nouvelle-Zélande, Naïla s'est retourné dans la tempête. Là-bas, à l'envers, quand l'eau montait, dans le noir et le froid de la cabine, je suis mort. Là-bas, après un interminable moment d'autre chose, dans la douleur, je suis né une deuxième fois quand Naïla en se redressant est revenu du côté de la vie.
 

  

Rasé de son mât, l'intérieur dévasté par l'eau, j'atteignais Wellington en Nouvelle-Zélande après quatorze jours de navigation sous gréement de fortune.


Qu'est-ce qui fait continuer alors qu'il serait si bon de s'arrêter au coin de la cheminée ?
Qu'est-ce qui fait continuer dans la dure ascension d'un sommet ? La pensée qu'il est derrière cet escarpement, puis continuer jusqu'au suivant en espérant toujours, puis continuer parce qu'on a l'impression d'avoir tant avancé que retourner en arrière serait plus long.
Alors j'ai continué, réparé Naïla, repris la mer, passé le Cap Horn où j'ai pleuré, de fatigue, de joie. La voie s'ouvrait toute grande vers le sommet, mon Everest.


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       Mon "frère" qui a suivi la même route

 Avec André Gentil à Morlaix


(extrait de Je suis né deux fois
André Gentil sera à Brest. C'est un réconfort de le savoir. je ne l'ai jamais vu, j'ai seulement entendu parler de lui par personnes interposées. Il a réalisé le tour du monde par les mers du Sud dans des conditions similaires aux miennes, c'est-à-dire en amateur. Quelque temps avant de franchir le cap de Bonne-Espérance, il avait surgi sur les ondes radio pour m'adresser quelques mots d'encouragement : "Mon bateau était un peu plus grand que le tien mais je pense que tu dois pouvoir passer."
Il entendait par là passer les mers du Sud. Cette simple phrase m'avait gonflé d'optimisme à un moment où je sentais monter la pression en moi.
Je ne l'explique pas, mais sa présence à Brest me rassure. Nous n'aurons pas besoin de parler, un regard suffira. Il connaît la route du Sud, je la connais aussi. Je me sentirai moins orphelin à cette minute, sûr qu'au moins une personne me comprendra d'emblée.

Conversation avec André Gentil, "souvenir du grand sud"
André Gentil a réalisé le tour du monde en solitaire par les 3 caps